Abandonner l’immédiateté, se plonger dans le présent
Dans une époque où l’immédiateté dicte notre quotidien, ou l’actualité a remplacé l’information, où les écrans sont omniprésents, la photographie argentique fait figure de refuge.
« Abandonner l’immédiateté »
La photographie n’a jamais été aussi accessible. Avec le développement des appareils photos numériques et la démocratisation des capteurs numériques qui sertissent le dos de nos téléphones portables, chaque individu a désormais la possibilité de saisir chaque instant de sa vie.
Mieux encore, de partager ces instants avec le monde entier.
Cette évolution et le développement massif des réseaux sociaux permettent à tout individu, à tout moment, de partager immédiatement un quotidien, une image, une vision. Cette immédiateté, ce direct permanent offrent de nombreuses possibilités à tous les photographes amateurs et professionnels du monde entier. Le réseau de diffusion est mondial et accessible à bout de pouces.
Revers de la médaille, jamais l’humanité n’a été exposée à autant d’images, de photographies et de publicités.
Le rythme est oppressant et l’esprit de compétition omniprésent.
Mais cette immédiateté nous déconnecte paradoxalement de ce qui nous entoure réellement, le présent. Combien de fois nous retrouvons-nous yeux rivés sur cet écran, extension devenue naturelle de notre main, à lever un œil pour seulement s’assurer qu’un lampadaire ne vienne greffer cet écran à notre nez. Combien de regards de passant perdus dans les méandres de ces millions de pixels que constituent nos écrans. Combien d’images, de moment précieux, surprenant ou tout simplement amusant perdus parce que notre œil était ailleurs, là où il ne devait pas être.
Le photographe n’échappe pas à cette époque.
Capturer une image revient aujourd’hui à s’assurer, sur l’écran de son appareil photo, que la composition et l’exposition sont corrects. De sorte qu’il est tout à fait possible de capturer une image sans jamais avoir regardé son sujet autrement que par le biais d’un écran, comme ces milliers de visiteurs du Louvre qui n’auront jamais vu la Vénus de Milo autrement que par l’intermédiaire d’un selfie.
La photographie numérique possède également un trait distinct de la photographie argentique, elle est virtuellement illimitée. Une carte mémoire possède des capacités de stockages de centaines de milliers de photographies.
Aussi le photographe averti peut-il user de cette possibilité en multipliant les prises de vues jusqu’à obtenir une image satisfaisante, si ce n’est parfaite.
Mais alors, combien d’images ainsi capturées pour une seule photographie ?
Je vais vous donner un chiffre, une idée de ce que cela peut représenter, 4452.
C’est le nombre de photographie qui étaient inscrites sur les cartes SD de mon réflex numérique au retour d’un voyage de douze jours passés à photographier les paysages des Highlands Ecossais.
Des dizaines de photographie pour une seule composition.
Plusieurs clichés pour m’assurer que l’image était correctement exposée, plusieurs filtres portés sur l’objectif pour obtenir un résultat plus satisfaisant. Plusieurs poses, courtes pour figer les éclats de l’eau, longue pour en révéler les mouvements. Tout cela pour une seule photographie.
J’ai tenté de braver ce fatras d’images, pour essayer d’extraire ce qui semblait représenter au mieux les émotions ressenties pendant ces douze jours.
J’avoue avoir abandonné.
Aucune de ces images ne figure aujourd’hui dans ce qui constitue mon recueil de photographies de ce voyage. Au contraire de la petite dizaine d’images capturées avec mon boitier argentique.
Loin de moi l’idée d’avancer qu’une image prise avec un boitier numérique est inférieure à celle inscrite sur la gélatine d’une pellicule. Après tout, une bonne photographie est une bonne photographie non pas en raison de l’outil qui a été utilisé pour la capturer, mais de l’émotion qu’elle procure à celui qui la contemple.
Mon travail de photographe ne s’inscrit pas dans une recherche de perfection technique mais dans une quête de cette douce émotion qu’est la nostalgie.
Ce qui distingue les images argentiques de celles capturées avec mon appareil numérique tient à l’attachement au moment durant laquelle elles ont été prises.
« Se plonger dans le présent »
« Aussi vaut-il mieux dire que le trait inimitable de la photographie (son noème), c’est que quelqu’un a vu (…) »
Rolland Barthes, La Chambre Claire, Edition Cahier du Cinéma Gallimard Seuil.
Quelqu’un a vu. Trois mots pour résumer la photographie.
La photographie requiert une plongée à corps perdu dans le présent : un paysage, une personne, une scène. L’objet de l’intérêt ou de l’émotion du photographe demande maintenant à être saisi. C’est à ce stade que débute ce qu’Ansel Adams appelait la « prévisualisation ». En deux mots, imaginer votre photographie avant de la capturer. C’est là, à mon sens, que se trouve le sel de photographie argentique.
En l’absence d’écran, seul le regard et l’imagination permettront de retranscrire au mieux la vision du photographe. Sur un appareil argentique, la restriction est mise au service de la création.
Prenez une chambre photographique, cette dernière est dépourvue de tout réglage autre que l’orientation de ses deux plans (le plan où l’objectif est placé et celui où le plan film est installé).
L’opérateur ne dispose en réalité que de trois objets au service de sa photographie. Un objectif fixe (il n’existe pas de zoom pour une chambre photographique), un plan film (une pellicule) et le dépoli de sa chambre photographique.
Le strict nécessaire, le photographe est contraint de faire fi de toutes contingences inutiles.
Les moyens sont extrêmement restreints et pourtant le champ des possibles est infini. La seule limite du photographe tenant désormais à son imagination.
Quelle jouissance que de parvenir à une image telle qu’elle avait été imaginée avec des moyens aussi limités.
Quel plaisir aussi que d’avoir pu, l’espace de quelques (long) instants, vivre dans le présent, consacrer son esprit et sa pensée à un seul objectif, saisir une image, sans jamais pouvoir la voir.
La photographie argentique, bien qu’elle consiste à saisir à jamais un moment, s’oppose à toute forme d’immédiateté.
C’est ce qui entraine aujourd’hui la résurgence de ce medium.
Plus qu’un look facilement imitable dans n’importe quel logiciel de traitement d’images, la photographie argentique dispose d’un rythme propre. C’est une ode au temps long.
L’image, même capturée dans l’espace d’un battement de cil ne sera révélée (littéralement) que quelques heures, quelques jours, quelques semaines, quelques années parfois, plus tard.
Car c’est là aussi la force de la photographie argentique, l’opérateur dispose de la capacité de contrôler le processus créatif depuis la prise de vue jusqu’à la réalisation d’un tirage final. Un processus qui s’inscrit dans le temps et non dans l’instant. Mieux encore, il lui est possible depuis la prise de vue, jusqu’à l’encadrement de son œuvre final de travailler sans recours à un écran, sans recours même à l’électricité ! La photographie argentique, qui repose exclusivement sur l’exposition de sels d’argent à la lumière n’est en effet dépendante que d’une simple réaction chimique.
Le processus est chimique, organique et toujours manuel.
Et quel meilleur moyen pour se plonger dans le présent que de se confronter au travail de nos mains contre une matière, fusse-t-elle composée de bois, de terre, de papier ou de métal.
Retrouver un sens du tactile dans une époque où ce mot est désormais associé au contact entre les cellules de notre peau à la froideur d’un écran.
Là encore la photographie argentique vient à contretemps de cette époque.
Ce procédé manuel confronte nos mains au cuir tantôt doux, tantôt rugueux qui entoure la plupart des anciens boitiers argentiques.
Puis c’est cette sensation glacée en hiver, douce en été, du métal qui réveille nos sens. La prise en main met déjà nos sens à contribution. Armer son boitier, déclencher, le réarmer, déclencher.
Puis vient la phase du développement.
Tel le plongeur confronté à la noirceur des abysses, le photographe doit maintenant pour développer sa pellicule se plonger dans le noir absolu, la plus petite source de lumière viendrait à jamais détruire tout le travail réalisé depuis la prise de vue.
Plongée intense dans le présent, les sens sont en exergue !
Comment réussir à introduire cette pellicule dans son réceptacle étanche à la lumière ?
Le travail se veut précis et tactile, seules les mains travaillent désormais, la vision est inexistante, l’odorat inutile. Seule l’ouïe et le toucher permettent au photographe de s’assurer que la pellicule est bien enroulée dans sa spire.
Tout ce procédé dont nous aurons l’occasion de rediscuter dans d’autres articles est organique, depuis la prise de vue jusqu’au tirage final.
Quel bonheur !
Prenez le temps, juste une fois dans votre vie de toucher un papier baryté sortant de son rinçage, sa fragilité est exquise. Puis une fois séché, la fibre du papier vient de nouveau mettre vos sens en émoi, comme le papier d’un vieux livre il vous offre une sensation purement tactile d’une sensualité déconcertante. Comme la douceur d’une main contre une peau tiède, la rugosité de son support exerce sur vous une sensation que vous n’oublierez pas.
Plongez dans la pratique de la photographie argentique comme on plonge dans le présent.
Réveillez vos sens et votre vision.
Vivez votre photographie ! Après tout, n’êtes-vous pas les passeurs du présent ?
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Article très bien écrit ! Je retrouve dans vos mots toute la philosophie liée à la photographie que j’apprécie.
Bonjour Jean-Baptiste, merci pour avoir pris le temps de lire cet article et pour ce commentaire grandement apprécié.
J’adhère complètement à cette idée de philosophie derrière la pratique de l’argentique à notre époque, et je dirais même qu’elle nous rassemble au delà de la simple pratique photographique. Bonne journée à vous !
Bonjour,
Quel texte magnifique qui entre en résonance avec ma pensée profonde sur le temps présent.